Retour sur le premier mois d’auditions : ce qu’il ne fallait pas rater !

Christophe Bonneuil et Pierre-Louis Choquet lors de leur audition du 1er février 2024.

Depuis le 25 janvier, se tiennent au Sénat deux sessions d’auditions par semaine les lundis et jeudis. Des scientifiques, sociologues, climatologues, professeurs et autres professionnels se sont succédé face aux sénateurs et sénatrices pour aborder différentes questions liées notamment aux obligations climatiques de Total. 

 

La première semaine, des représentantes du Haut Conseil pour le climat, Laurence Tubiana et Corinne Le Quéré sont intervenues sur la politique climatique de la France et sur les activités de TotalEnergies, qui font de la multinationale française la deuxième entreprise expansionniste d’énergies fossiles dans le monde. Avec des activités pétro gazières qui représentent 99% des activités totales de production du groupe, Total semble bien loin de l’image trompeuse qu’il met en avant, de pionnière dans les énergies renouvelables. 

Le docteur en relations internationales, Philippe Copinschi, a également été entendu sur les questions énergétiques mondiales, plus particulièrement sur la géopolitique du pétrole. Il a rappelé que les financements de Total étaient massivement orientés vers le pétrole et le gaz : “Sur 20 milliards de dollars investis par TotalEnergies, 16 milliards d'euros sont consacrés au pétrole et au gaz contre 4 milliards d'euros aux solutions bas-carbone, essentiellement à l'énergie solaire aux États-Unis et en Inde”. 

Lors de la deuxième semaine d’auditions, Valérie Masson-Delmotte et François Gemenne sont revenus sur les rapports du GIEC dont les différents scénarios mettent en évidence quatre risques majeurs pour l’Europe : les extrêmes chauds, les pertes de rendement agricole, les pénuries d’eau et les inondations. L’ampleur et la vitesse de ces catastrophes dépendront des émissions futures. Un des points clés mis en avant dans les travaux du GIEC est la marge de manœuvre résiduelle, ie la quantité de CO2 que l’on peut continuer à émettre pour rester dans le scénario de réchauffement à +1,5°C. Valérie Masson-Delmotte a ainsi mis en garde : “le fait de ne pas arrêter l'activité des infrastructures fossiles existantes et prévues avant la fin de leur durée de vie initialement prise en compte pour leur rentabilité financière épuiserait la marge de manoeuvre pour limiter le réchauffement à 2 degrés.” A ce titre, aucun nouvel investissement dans les énergies fossiles n’est compatible avec la limitation fixée par l’Accord de Paris. A la vitesse actuelle d’émissions, cette limitation serait dépassée en seulement six ou sept ans. Il est donc impératif de faire cesser tous les futurs projets pétroliers pour ralentir le réchauffement. 

Ces rapports du GIEC sont aujourd’hui de notoriété publique et sont censés aiguiller les décideurs dans leurs politiques. Toutefois, même avant 1990, date de publication du premier rapport du GIEC, les effets des activités des pétro-gazières sur le changement climatique étaient bien connus de leurs services, en attestent leurs propres travaux internes.

C’est sur cette responsabilité historique des majors, et particulièrement de Total, que sont revenus les chercheur et sociologue Christophe Bonneuil et Pierre-Louis Choquet dans leur audition du 1er février. En 1971, Total publiait dans le magazine de l’entreprise un article intitulé “La pollution atmosphérique et le climat” dans lequel les auteurs mettaient déjà en garde sur l’augmentation “préoccupante” de gaz carbonique dans l’air. Cet article prévoyait également un réchauffement à +1,5°C, des prévisions qui se sont avérées véridiques et qui soulignent le caractère robuste de connaissances de la multinationale française sur les conséquences délétères de ses activités sur le climat. Malgré ces connaissances, Total a contribué au lobbying intensif de l’industrie pétrolière pour empêcher l’adoption de réglementations européennes capables de freiner ce réchauffement. Christophe Bonneuil a ainsi rappelé que ce lobbying a réussi à faire abandonner l’adoption d’une écotaxe portée par la Commission européenne en 1992. Alors que la France portait, jusqu’aux années 1990, une politique environnementale ambitieuse, avec notamment l’adoption d’un plan national pour l’environnement et la création d’une mission interministérielle sur l’effet de serre, ces ambitions sont abandonnées dans les années 1991-1992. En analysant les archives, Christophe Bonneuil a découvert les “stratégies de lobbying et de fabrique du doute pour faire avorter le projet européen d’écotaxe”1

« Il résulte de ce travail de recherche historique que la bataille du climat a commencé bien plus tôt qu’on ne le croit, il y a plusieurs décennies, et que nous avons déjà perdu les premiers combats. [...] Pour moi, c’est une sorte de défaite de la raison, qui doit nous inviter à un sursaut. En France, nous devons mieux comprendre, identifier et détricoter tous les enchevêtrements anciens et multiples entre les rouages de la Ve République et les intérêts pétroliers. »
— Christophe Bonneuil, audition au Sénat, 1er février 2024

Aujourd’hui, l’idée d’imposer des taxes aux multinationales pétrolières afin de jouer sur l’offre et la demande est de plus en plus mise en avant. Comme l’a indiqué Jean-Marc Jancovici dans son audition du 12 février, les charges constituent le meilleur moyen de casser la rentabilité du secteur oil and gas. Si l’Union européenne s'appuie en grande partie sur la taxonomie verte, qui récompense les acteurs faisant le choix d’investissements durables, la taxonomie brune est également un levier d’action qui permettrait de pénaliser les pétro-gazières dont les investissements sont encore massivement tournés vers les énergies fossiles.

C’est ce qu’a préconisé Lou Welgrym, analyste au sein de Carbon4Finance et coprésidente de l'association Data For Good, qui a été auditionnée par la commission d’enquête. Aux côtés d’Oriane Wegner, co-fondatrice du collectif éclaircies et de la plateforme carbonbombs.org, elles ont rappelé que 40% des projets recensés comme étant des bombes carbone, ie des projets fossiles mettant en péril le climat, n’avaient pas encore débuté. Alors que tous les scientifiques mettent en garde sur la nécessité de ne plus démarrer aucun nouveau projet fossile, il est indispensable de tuer ces projets dans l'œuf. 

Pour ce faire, il faut également se tourner vers les financeurs : les banques qui accordent des produits financiers aux pétro-gazières ont une responsabilité majeure dans la survenance des catastrophes climatiques. Cette question a notamment été abordée lors de l’audition de Lucie Pinson, directrice générale de Reclaim Finance, et Antoine Laurent, responsable plaidoyer de l’ONG. Les banques françaises permettent à Total de faire prospérer sa stratégie climaticide. La BNP Paribas, le Crédit Agricole et la Société Générale représentent à elles-seules 41% des financements de la pétrogazière. Seul moyen de garantir une transition énergétique et limiter le changement climatique : filtrer les financements pour cesser de soutenir des projets d’expansion fossile. C’est ce que demande Notre Affaire à Tous, aux côtés d’Oxfam et Les Amis de la Terre dans un contentieux porté devant les instances judiciaires. En continuant de financer les projets de développement des énergies fossiles, pétrole et gaz de TotalEnergies, la BNP Paribas ne respecte pas son devoir de vigilance imposé par la loi de 2017. Cette loi historique oblige certaines multinationales françaises à identifier, prendre des mesures propres à limiter et prévenir les risques et les atteintes graves aux droits humains, à la santé et à la sécurité des personnes, et à l’environnement causées par leurs activités et celles de leurs filiales, fournisseurs et sous-traitants, tant en France qu’à l’étranger.

Au-delà des considérations environnementales et climatiques, d’un point de vue purement économique, le choix des multinationales telle que TotalEnergies est également remis en question par des économistes comme Patrice Geoffron, spécialisé dans la géopolitique de l'énergie. Il considère que les politiques des pétroliers ne vont pas dans la bonne direction, estimant que ces derniers “se trompent lourdement” en continuant d’investir massivement dans les énergies fossiles. Selon lui, il n’y a pas d’argent à gagner dans un monde à +4°C. 

 

Quelles pistes de régulation ?

S’il existe déjà dans l’ordre juridique interne des bases juridiques permettant d’engager la responsabilité des multinationales, elles demeurent peu appliquées, faute d’une véritable volonté politique. Pourtant, ces auditions ont mis en exergue la nécessité de mettre en œuvre des moyens collectifs d’action visant à lutter contre l’expansion fossile, aujourd’hui incompatible avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre prévue par l’Accord de Paris.

Six solutions législatives et administratives sont ainsi ressorties :

 
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Les auditions ont repris ! Et Notre Affaire à Tous était de la partie …